Le numérique de force

Catherine Paradis, enseignante de français

Le professeur, dont le devoir est de faire de l’élève un sujet capable de résister aux forces aliénantes en lui révélant qu’il a un monde intérieur d’où il pourra rayonner, doit lui-même s’émanciper, apprendre à désobéir. En amont du devoir d’éveiller et de secourir, il y a le difficile devoir de désobéissance. 

Yvon Rivard, Le chemin de l’école

Comme vous l’avez peut-être lu dans l’article de ma collègue responsable des affaires pédagogiques, malgré les interventions répétées du comité de coordination syndicale, la Direction des études a tenu à ce que la journée pédagogique de cet hiver porte sur le numérique. 

Il n’y a pourtant pas urgence en la demeure. Le Carrefour TechnoNumérique multiplie les formations, ce qui s’inscrit tout à fait dans le Plan d’action numérique du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MÉES). Pourtant, l’efficacité du « numérique » (le nouveau p’tit nom à la mode des TIC — les technologies de l’information et des communications, qui avaient déjà été rebaptisées les NTIC — les nouvelles TIC) est pour le moins questionnable.

La légende du numérique

Dans son essai Légendes pédagogiques. L’autodéfense intellectuelle en éducation1, Normand Baillargeon, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal, analyse la légende du numérique et « en appelle à la prudence et à la vigilance devant le chant des sirènes technophiles » (p. 119). Car il s’agit bien d’une légende pédagogique. Baillargeon déconstruit certaines hyperboles et affirmations infondées, qui abondent dans ce domaine, et rappelle, « d’une part, que les résultats de la recherche crédible menée sur les effets des NTIC ne sont pas particulièrement encourageants et que, d’autre part, des intérêts économiques importants entrent en jeu » (p. 118), comme l’a démontré le désastreux épisode des tableaux blancs interactifs (TBI). Pire encore, les NTIC peuvent nuire à l’apprentissage. 

Le psychiatre allemand Manfred Spitzer abonde en ce sens. Dans son essai Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique2, il soutient que « les technologies numériques présentent le risque de nuire au développement organique, psychique, intellectuel et social des jeunes et [qu’]elles peuvent de surcroît susciter une forte dépendance ». On pourrait se contenter de le croire sur parole, tant on l’observe autour de nous, mais ce spécialiste du cerveau appuie sa réflexion sur de nombreuses études scientifiques. Il affirme sans ambages, dans cet extrait publié dans La Presse, que « rogner sur les postes d’enseignants et, dans le même temps, dépenser des millions pour ces nouvelles technologies est irresponsable et absolument nuisible à l’éducation des enfants ».

Les technologies sont des outils pédagogiques, des moyens parmi tant d’autres pour faire apprendre. Baillargeon donne aux enseignantes et aux enseignants le conseil suivant : « Ne vous demandez pas tant ce que vous pourriez faire avec telle ou telle technologie, mais décidez ce que vous devez ou voulez faire et demandez-vous si telle ou telle technologie peut ou non vous aider à réaliser votre tâche. Vous aider non seulement à la réaliser, mais aussi à mieux la réaliser. » (p. 127). D’ailleurs, faut-il le rappeler, les enseignantes et les enseignants sont beaucoup plus que des personnes qui choisissent et utilisent des outils pédagogiques. Aucun moyen « technonumérique » ne remplacera jamais la fameuse relation pédagogique. Quoi que les technophiles en pensent, encore aujourd’hui, ce qui motive le plus les élèves, c’est une enseignante ou un enseignant inspirant et stimulant. 

La classe : dernier bastion contre l’invasion numérique?

Personnellement, c’est lorsque je fais travailler mes élèves en équipe, lorsque je les oblige à s’asseoir ensemble pour discuter d’une œuvre, pour faire le plan d’une rédaction, qu’ils me semblent le plus enthousiastes. Je les vois, je les entends apprendre, se questionner, argumenter, s’entraider, progresser dans leur pensée. C’est lorsqu’ils rédigent une dissertation (à la main, à part de ça!) qu’ils me semblent le plus concentrés. Je les vois chercher dans leurs livres et, surtout, dans leur tête. Pas besoin de technologies pour ça. 

La salle de classe pourrait bien être un des derniers lieux où l’on oblige des gens à se déconnecter pour mieux se connecter à leur intellect et aux autres. Un lieu de résistance, donc, où les enseignantes et les enseignants déploient chaque jour des trésors d’ingéniosité pour « faire apprendre », comme on dit en pédagogie. Il se peut que le meilleur moyen de faire apprendre soit parfois d’utiliser un outil technologique. Il se peut aussi que ce soit de tout éteindre. C’est ce que les recherches tendent à démontrer.

L’impact du numérique sur la tâche enseignante

Nonobstant les appels à la prudence et à la vigilance, on nous enfonce les NTIC dans la gorge. Dans un article de La Riposte paru en novembre, Étienne Lemieux, enseignant de philosophie à l’IMQ, dénonçait « la technologisation de la tâche enseignante ». Il y rappelait que l’un des thèmes de la négociation de notre convention collective est intitulé avec justesse « Pour un virage numérique au service de la formation collégiale (et non l’inverse) ». Nous demandons notamment que les effets induits par la gestion des nouveaux moyens de communication et des multiples plateformes numériques d’enseignement soient reconnus dans la tâche, et que les enseignantes et enseignants SOUHAITANT inclure les technologies dans leurs pratiques pédagogiques individuelles obtiennent un soutien et un perfectionnement adéquats. 

Par ailleurs, comme vous avez pu le lire dans l’Info négo sectorielle vol. 1, no 7 (envoyé par courriel), la partie patronale s’attaque actuellement à la clause 5-14.00 de notre convention collective, qui prévoit des consultations préalables aux changements technologiques et des sommes pouvant soutenir la mise à jour des enseignantes et des enseignants concernés. De toute évidence, il nous faudra défendre notre droit de regard en cette matière et rappeler à la partie patronale que c’est nous qui sommes dans la classe. C’est à nous que reviennent les décisions pédagogiques. Et il nous faudra peut-être nous aussi nous émanciper et résister à « ce véritable “pathos de la nouveauté3” technologique qui sévit dans le monde de l’éducation », comme le nomme Baillargeon (p. 118). 

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Notes 

  1. Normand Baillargeon, Légendes pédagogiques. L’autodéfense intellectuelle en éducation, Montréal, Poètes de brousse (Essai libre), 2013.
  2. Manfred Spitzer, Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Paris, L’échappée, 2019.
  3. Nouveauté sans cesse renouvelée, qui plus est.