Coup de cœur du comité féministe

Margaux Ruellan, enseignante de philosophie

Annie Ernaux, écrire l’injuste avec les mots justes !

Annie Ernaux vient de recevoir le prix Nobel de littérature. Elle entre dans l’Histoire comme la première autrice francophone à remporter ce prix. Pourrait-on espérer plus grande reconnaissance ? Consécration d’une œuvre, d’une écriture qu’elle disait volontairement « plate » (au sens concret du terme, et non dans son interprétation québécoise figurée, au contraire !), mais aussi reconnaissance des sujets qu’elle aborde dans ses livres en partant de son expérience personnelle : l’épicerie quand on n’a pas d’argent, le train de banlieue, le mariage qui hiérarchise les couples, le déséquilibre amoureux des relations hétéros, l’avortement alors qu’on étudie…

« C’est ça ! C’est exactement comme ça qu’il faut le dire, l’écrire ! » : au fil de mes lectures, j’ai plusieurs fois remercié Ernaux de mettre en mots un ressenti ou une intuition personnelle, et de lui donner contenance et légitimité. Sentir que mon bouillonnement intérieur — lorsqu’on me cantonne à un statut quel qu’il soit, celui de femme, de pauvre, de jeune, de Française ou de mère —, sentir que ce sentiment d’injustice est partagé par les héroïnes de ces romans a été pour moi un moteur puissant de confiance et de courage.

Grande écrivaine des petites gens, des tragédies du quotidien, en particulier des maux de femmes sans cesse rattrapées par le patriarcat, autrice des rapports de pouvoir insidieux, vécus en cachette, de la mesquinerie de l’ombre, de l’ambiguïté des silences, Annie Ernaux restitue aux oubliés une place, toute « la » place – pour reprendre le titre d’un de ses romans. Elle fait de ce qui est plate un grand livre qui invite à militer. Elle fait de la violence ordinaire de nos rapports de classe, de genre et de sexe, une expérience commune. À ce titre, elle tient parfaitement sa responsabilité d’autrice, telle qu’elle se la définit, c’est-à-dire « témoigner (…) d’une forme de justesse, de justice, par rapport au monde » (entrevue à la télévision suédoise SVT, le jeudi 6 octobre 2022).

Pour celles et ceux qui n’ont jamais entendu parler d’Annie Ernaux, je peux vous parler des trois livres que j’ai lus :

· La place (prix Renaudot, 1984) : une fille, partie étudiée, raconte son père, devenu petit commerçant suite à une légère ascension sociale. Elle prend conscience du gouffre qui la sépare de son père, lui qui n’a pas besoin de musique pour vivre.

· La femme gelée : l’un des premiers romans d’Annie Ernaux, et un texte majeur du féminisme français dans la droite lignée de Simone de Beauvoir. L’autrice y raconte l’éducation non genrée qu’elle a reçue de sa famille, en décalage avec les rôles homme/femme stéréotypés dans la France des années 1960-70. Alors qu’elle prépare le concours de l’enseignement, la jeune femme se marie avec un homme aux mêmes idéaux égalitaristes. Mais très vite, les codes patriarcaux les rattrapent et elle devra se faire petite pour laisser toute la place à sa carrière à lui, s’acquitter des tâches domestiques et de maternage… Mais cela ne ternira pas sa détermination à se tracer un chemin à elle.

· L’événement (Audrey Diwan en a fait un film sorti en 2021 qui a gagné le Lion d’or) : J’ai lu le livre après avoir vu le film, il m’a bouleversé. Un jour, une jeune étudiante en littérature de 23 ans apprend qu’elle est enceinte. C’est l’histoire de son parcours acharné qui, seule contre tous, dans la clandestinité, va tout faire pour avorter alors que la loi l’interdit… et réussir ses études.

Sur ce, je m’en vais lire Les années, Mémoire de fille, Les armoires vides…

(non, pour vrai, je m’en vais border ma fille et corriger 3 copies… en me disant que cette histoire, Ernaux pourrait la raconter. Ça me donne du cœur !)