Je suis tombée il y a quelques semaines sur l’ouvrage majeur de Michel Jurdant, Le défi écologiste, publié en 1988 chez Boréal, et j’ai été soufflée par la profondeur, la justesse et la certaine actualité du propos de « l’un des penseurs les plus articulés du mouvement écologiste au Québec », selon la biographie de l’auteur présentée en quatrième de couverture. Pourquoi la pensée de Jurdant n’est-elle pas enseignée? À moins qu’elle le soit…? Si elle l’est, faites-le-moi savoir s.v.p.!
Pour cette Riposte, j’ai envie de nous brasser un peu, comme Jurdant le fait avec plusieurs groupes desquels il fait partie en étant d’abord chercheur à Environnement Canada puis enseignant. Je vous offre une des lettres (pp. 348-352) qui closent chaque chapitre, ici celui intitulé « Le pouvoir technocratique », car j’y voyais une certaine résonance avec la proposition de notre collègue Simon Rousseau-Lesage (voir son texte dans le présent numéro). Le contexte n’est évidemment pas le même, ni le niveau d’enseignement par ailleurs, mais je le dépose quand même pour alimenter notre réflexion - notamment en constatant là où nous avons depuis connu des pertes (coupures dans les services publics et dévalorisation de ceux-ci, reculs quant à la liberté académique). À nous de mettre le chapeau aussi profondément qu’il nous fait!
****************
Québec, le 15 novembre 1983
Madame Ann Robinson
Présidente
Syndicats des professeurs de l’Université Laval
Sainte-Foy (Québec)
Madame,
Gêné d’appartenir à une classe privilégiée et dominante qui a de plus en plus tendance à prétendre qu’elle est exploitée, voilà ce que je ressens au moment où, alors que plus de 40 % de la population québécoise est exclue du monde du travail, nous nous apprêtons à « nous battre » et peut-être même à faire la grève pour le maintien de ce que nous appelons des « droits acquis ». Je désire par cette lettre : 1) proclamer ma dissidence par rapport à une lutte injuste, 2) exprimer mon refus de me considérer comme un prolétaire ou un dominé, et 3) donner ma démission d’un syndicat qui ressemble de plus en plus à une corporation professionnelle.
PRIVILÉGIÉS, nous le sommes par les revenus qui nous rangent parmi les 10 % des citoyens les mieux rétribués du pays, nous le sommes par la sécurité d’emploi beaucoup plus grande que pour l’immense majorité de nos concitoyens, et nous le sommes par l’extraordinaire liberté d’expression qui caractérise notre fonction. À ce titre, je trouve décidément très ambiguë cette appellation de « syndicat » car elle entretient l’illusion que nous sommes dans la même situation d’oppression et d’exploitation que la masse des travailleurs qui n’ont aucun autre moyen pour se défendre. Si encore notre syndicat acceptait de soumettre ses revendications et ses projets à l’approbation des syndicats de travailleurs non professionnels!
En tant que travailleurs instruits (et donc conscient [sic] que notre société entre dans une ère de décroissance et de pénurie), n’y a-t-il pas lieu de se décider sur l’une des deux attitudes suivantes :
-
Ou bien nous considérons que notre compétence, notre intelligence et nos diplômes justifient notre statut de travailleurs nantis, mais alors, cessons d’exprimer notre sollicitude hypocrite à l’égard des citoyens à faible revenu.
-
Ou bien nous admettons que la répartition des emplois procède de l’injustice du hasard de la génétique et des conditions sociales, mais alors, commençons par réparer cette injustice en reconnaissant dans les faits le principe du partage du travail et des revenus.
DOMINANTS, nous le sommes par la constatation que nous faisons partie des acteurs les plus importants d’une société de plus en plus productiviste et qui ne peut donc évoluer que dans le sens d’une technicité croissante. L’institution universitaire, c’est nous qui l’avons conçue et nous y exerçons une part très importante du pouvoir.
N’est-ce pas nous qui avons conçu cette institution gigantesque et complexe, caractérisée par la méritocratie, l’autoritarisme, le conformisme, la sélection, la compétition et la primauté de l’intelligence sur la sensibilité et la conscience sociale? Ces caractéristiques (contestées par de plus en plus de jeunes et par le mouvement des femmes) sont à l’origine du fait que malgré certains progrès (!?) concernant l’égalité d’accès à l’école, il demeure que c’est l’école d’aujourd’hui qui bâtit les hiérarchies de demain. En donnant un fondement culturel à l’inégalité sociale, l’université n’est-elle pas ainsi devenue créatrice d’inégalités?
Il est décidément trop facile et trop commode de ne dénoncer que les pouvoirs financiers alors que nous savons que ceux-ci ne pourraient rien sans notre collaboration même passive. Quel autre modèle de société préparons-nous pour demain que celui qui (« on n’arrête pas le progrès », n’est-ce pas?) nous est dicté par ce « non choix » qu’est le virage technologique? Celui-ci ne risque-t-il pas de produire une société encore plus productiviste, plus hiérarchique, plus autoritaire, plus vulnérable, plus injuste et plus dominante que jamais à l’égard du Tiers Monde? Caractéristiques qui engendreraient encore plus de chômage, plus de frustrations et d’aliénations chez les citoyens n’appartenant pas au sommet de la pyramide du savoir. À ce titre, ne sommes-nous pas en grande partie responsables de la dégradation de la qualité de vie du personnel de soutien de l’université? Parfois, nous le sommes même directement lorsque, par exemple, nous décidons en assemblée de professeurs l’introduction de la bureautique dans une faculté… triste expérience que j’ai eue malheureusement à vivre récemment!
Je suis très conscient de la nature marginale de ma décision devenue nécessaire à partir du moment où j’ai réalisé que l’élite technocratique à laquelle j’appartiens est largement responsable du culte du postulat de la société actuelle suivant lequel la science et la technologie réussiront toujours à résoudre les problèmes de l’humanité. Je refuse le « non choix » qui découle de ce postulat, que ce soit à propos du virage technologique, de la révolution informatique, de la construction de centrales nucléaires ou de la fabrication de missiles. Je le refuse parce que je ne puis accepter que nous sommes arrivés à ce moment de l’histoire où ce n’est plus l’humain qui contrôle l’outil (ou l’Université) mais l’inverse. Je le refuse cependant encore plus parce qu’il confisque le pouvoir de vivre du citoyen, non seulement par le chômage qu’il génère mais aussi en consacrant la dépendance du citoyen à l’égard des appareils institutionnels. Appareils conçus, planifiés et gérés par la technocratie dont nous sommes les principaux éléments puisque c’est nous qui la formons.
Je souhaite que mon geste contribue à faire naître le doute dans l’esprit du citoyen concernant la capacité de la science et de la technologie à résoudre tous les problèmes, et qu’il est temps de partir à la recherche de solutions alternatives qui se situent au niveau de l’expérimentation de nouveaux modes de vie. Peut-être exigera-t-il alors que l’Université soit DÉMOCRATIQUE, c’est-à-dire que sa gestion, ses priorités et son organisation ne soient plus l’apanage exclusif des administrateurs et des professeurs, et que les principes d’autogestion y soient appliqués. Cette autogestion devrait garantir un véritable pouvoir décisionnel non seulement à tous les employés et aux étudiants mais aux représentants des citoyens que l’Université dessert.
Que cette pratique de l’autogestion à l’Université se heurte à l’autoritarisme scientifique qui caractérise la majorité des experts que nous sommes, cela ne fait aucun doute dans mon esprit. Mais je pense quand même qu’une minorité importante de professeurs est ouverte à l’idée d’une remise en question globale de l’Université dans le sens de l’autogestion, de la miniaturisation, de la décentralisation et de la simplification. Mais voilà, dans un syndicat, c’est la majorité qui fait loi!
Gratifiés par un pouvoir reposant sur le savoir et la science, les technocrates que nous sommes n’ont-ils pas tendance à encourager le modèle de société qui sous-tend ce pouvoir? Et comme la technocratie contrôle tout le système d’éducation, surtout à l’Université, ce pouvoir devient quasi absolu.
En donnant ma démission du syndicat, je désire proclamer à la fois mon refus de l’école-usine et du savoir-marchandise, ainsi que ma solidarité à l’égard des travailleurs (et aussi des exclus du monde du travail) qui n’ont pas la liberté, le savoir et le pouvoir dont je dispose par mon appartenance à cette classe sociale dominante qu’est la technocratie. Je suis profondément, viscéralement, pro-syndical parce que le syndicalisme est le seul véritable outil de lutte contre les dominations et l’exploitation des travailleurs. Mais je suis tout aussi profondément et viscéralement opposé au syndicalisme corporatiste de classes dominantes comme la nôtre. Ce syndicalisme corporatiste sème le doute dans l’esprit du citoyen qui a alors la tendance bien compréhensible à mettre dans le même sac les justes revendications des travailleurs exploités et celles des professeurs d’université, discréditant ainsi la nature même du syndicalisme.
Nous vivons dans une société qui est à l’image de l’une de ses institutions les plus prestigieuses : autoritaire, hiérarchique, conformiste, productiviste et capitaliste. Tant que les professeurs[,] qui constituent le moteur de cette institution, ne remettront pas en cause ces caractéristiques, leur action syndicale restera en contradiction avec l’idéal de justice sociale qui doit être à la base de toute activité syndicale.
J’ose croire que ce geste public permettra de nourrir un débat social qui vole décidément très bas depuis quelques années.
Sincèrement vôtre,
Michel Jurdant
Professeur
Département de géographie
Université Laval
****************